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02 Mar

Le TRAVAIL : cas pratique avec Marx, Nietzsche et Arendt...

 - Catégories :  #TS1, #Illustrations

Concerne la TS1,

 

Comment l'homme se réalise-t-il par le travail ?

 

 

Bonjour,

Dans le cadre de notre notion, en cours, du TRAVAIL, durant nos vacances d'hiver, je nous propose un petit exercice et un cas pratique, avec l'explication d'un court texte, tiré du Capital et du Livre I de Marx...

Après l'écoute de l'émission les Chemins de la philosophie, sur France Culture, vous pouvez analyser ce qui suit....

 

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis à vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habilité de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté.

                                                                                          MARX, Le Capital, Livre I (1867)

 1.  Introduction

 

- Quel est le thème du texte ?     Le travail

 

- A quelle question tente de répondre le texte ?                            

 Quelle est la spécificité du travail humain par rapport au travail animal ?

 

- Quelle est la thèse de l’auteur ?

 Le travail animal est instinctif alors que le travail humain se fonde sur la représentation et la mise en œuvre des moyens en vue d'une fin.

 

- La structure logique du texte : en fonction des connecteurs logiques...

 

2. Conclusion de l’explication de texte :

- l'assimilation immédiate de la nature n'est pas un travail - le travail suppose une médiation 

- le travail est une activité consciente d’elle même et consciente du but à atteindre

- la subordination constante de la pensée à un but met la volonté sous tension et explique

d’emblée la dimension contraignante du travail chez l’homme.

 Ainsi l’homme peut se définir comme un animal laborans contrairement aux autres animaux qui ne travaillent pas vraiment. L’objectif de Marx était bien de rendre compte d’un propre de l’homme indépendamment de tout contexte économique.

 

Le TRAVAIL : cas pratique avec Marx, Nietzsche et Arendt...

Dans la glorification du «  travail  », dans les infatigables discours sur la «  bénédiction du travail  », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous :à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le «  travailleur  », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’ «  individus dangereux  » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !  (…) Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ?

  Nietzsche in Aurores (1881), Livre III, chap. 173 et 206,  trad. J. Hervier, Gallimard, 1970.

Le TRAVAIL : cas pratique avec Marx, Nietzsche et Arendt...

            Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, par exemple par l’affranchissement, ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la “nature” de l’esclave changeait automatiquement. L’institution de l’esclavage dans l’antiquité (...) fut une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain; il refusait de donner le nom d’ “hommes” aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.  

                                                                    ARENDT, Condition de l'homme moderne (1958)

Pour allez plus loin, avec Hannah Arendt - Marx -, et le concept d'homo laborans, dans son livre

 

      Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et œuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme1es événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine.

                                                                  ARENDT (Hannah), La crise de la culture (1961).

Le travail - l’œuvre et l'action :

Hannah Arendt veut quant à elle réhabiliter l'action politique. c'est-à-dire redonner un but à l'homme, une autonomie au rapport de la, de sa nature propre, pour qu'il se dresse au-delà de sa condition physiologique. En effet, il faut dépasser Marx et redonner à l'homme son indépendance que le travail a aliéné. Il faut que l'homme se libère par la politique, dans l'action que l'homme cesse d'être un être aliéné par son labeur, parce que le travail est seulement nécessaire à sa biologie, c'est ce que La condition de l'homme moderne qui va s'attacher à dépeindre cette transformation... Le travail caractérise l'animal laborans parce qu'il est nécessaire, attaché biologiquement à l'homme. C'est un besoin vital, mais Marx nous dit que l'homme est dépossédé du fruit de son travail, que

 

L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise ; l'un est en raison directe de l'autre. Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produit l'ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général.
      Cela revient à dire que le produit du travail vient s'opposer au travail comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est la transformation du travail en objet, matérialisation du travail. La réalisation du travail est sa matérialisation. Dans les conditions de l'économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la déperdition de l'ouvrier, la matérialisation comme perte et servitude matérielles, l'appropriation comme aliénation, comme dépouillement. [...]
      Toutes ces conséquences découlent d'un seul fait : l'ouvrier se trouve devant le produit de son travail dans le même rapport qu'avec un objet étranger. Cela posé, il est évident que plus l'ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en face de lui devient puissant, et que plus il s'appauvrit lui-même, plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est exactement comme dans la religion. Plus l'homme place en Dieu, moins il conserve en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu'elle ne lui appartient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail.
      Plus son produit est important, moins il est lui-même. La dépossession de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s
'oppose à lui, hostile et étrangère.                         MARX, in Manuscrits de 1844.


Mais le travail n'est pas fondamentalement humain. Ce qui l'est, nous l'avons vu (cf. 1er texte de Marx : Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habilité de plus d'un architecte), c'est aussi le fait  de tout autre animal. Ce qui est spécifiquement humain est autre chose... C'est l'œuvre qui caractérise l'homo faber, c'est-à-dire, l'homme qui fabrique des outils, qui fabriquent des outils... (cf. concept d'Henri Bergson).  Œuvrer, en effet, c'est fabriquer des outils durables (plus ou moins, cependant, depuis l'idée "économique" de concevoir des choses éphémères (cf. le concept d'obsolescence programmée) , c'est construire ce que l'araignée, ou l'abeille fait instinctivement, en vue de consommer lesdits produits, mais aussi aux fins de se protéger du froid, de la chaleur, du monde extérieur, etc. C'est aussi, l'art, et le fait de produire des œuvres d'art, ou des histoires, etc. Mais l’œuvre est aussi apolitique, si elle est partie intégrante de la vie sociale et non seulement un besoin vital (animal), elle est reste nécessité ; l’œuvre est un mode d'échange symbolique, un mode de transmission entre les hommes  !

Alors, qu'est-ce qui différencie, véritablement, selon Arendt, l'homme, de tout autre non-humain ?

 

C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité (...). L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. (...) C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pireHannah Arendt, in Condition de l’homme moderne (1951).

 


C'est donc l'action ! qui, seule, caractérise l'homme qui agit en homme, et qui doit le libérer... Parce que c'est l'unique activité de la vita activa, de la vie politique de l'homme... parce qu'il s'engage ainsi, par l'action, dans la vie politique et donc celle de la cité (polis, en grec)... C'est alors l'émergence de la vie humaine à proprement parler, car ni le travail, ni même l’œuvre ne pouvait y conduire et seule la vita activa est action, condition sine qua non de l'humaine condition. L'homme est responsabilisé ainsi par son action. L'action est la cause finale, la fin de tout homme (cf. les quatre causes d'Aristote). Au delà de se libérer des totalitarismes politiques, il faut que l'homme se libère de son travail !  Ainsi, les hommes, ensemble, par la politique et la loi, selon Arendt, doivent refuser tout asservissement, et se libérer ainsi de tout système totalitaire et aliénant.

Si l'esclave libérait le maître de son travail, c'est bien la technique qui doit libérer l'homme de son labeur ! Parce que la "modernité" a valorisé le travail (depuis la chrétienté), faisant ainsi de l'homme un animal laborans, il faut à l'homme se défaire de toute idée d'utilité, par la nécessité vitale du travail : en ne se définissant plus par son seul travail et en agissant, par conséquent, en homme libre - parce que libéré de la nécessité !

 

Le TRAVAIL : cas pratique avec Marx, Nietzsche et Arendt...
À suivre :

 

« Grincheux », « réac », « prophète de malheur » sont les sobriquets souvent réservés à ceux qui questionnent les choix techniques de leur époque. L’historien François Jarrige revient pour « CNRS Le Journal » sur le mouvement des techno-critiques, né aux débuts de l'ère industrielle.

Briseurs de machines, paysans anti-pesticides ou intellectuels sceptiques quant aux bienfaits du progrès, les « techno-critiques » interrogent la place des techniques dans nos sociétés depuis plus de 200 ans. Pourquoi raconter leur histoire ?
François Jarrige :
Dans ce livre, j’ai tenté une synthèse historique des différents auteurs et mouvements « techno-critiques », un néologisme forgé dans les années 1970 par le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Leur redonner audience rééquilibre le débat, généralement inégal et caricatural, entre tenants et opposants à la technique. Cela permet aussi d’observer des constantes dans ces questionnements à travers les époques, que ce soit sur la question des dommages environnementaux ou sur le remplacement des hommes par les machines.

Que signifie critiquer les techniques ?
F. J. :
Ceux que j’appelle « techno-critiques » ont en commun de penser que les techniques ne sont pas neutres : elles n’arrivent pas de nulle part pour s’imposer tout naturellement. Bien au contraire, parce que les techniques sont le produit d’une société et d’une époque, elles posent question. C’est encore plus vrai dans nos sociétés contemporaines, qui s’en sont remises au progrès technique pour construire leur avenir. Pour les techno-critiques, il ne s’agit pas de critiquer la technique ou les techniques en soi, cela n’a pas de sens. Les outils font partie des activités humaines, et même animales, depuis que l’on en garde des traces. En revanche, on peut chercher à comprendre dans quel contexte s’imposent les machines, à étudier leurs effets et les discours qui les accompagnent…

Parce que les techniques sont le produit d’une société et d’une époque, elles posent question.

L’emploi du mot de « technique » lui-même n’est-il pas ambigu ?
F. J. :
Avoir un regard critique sur la technique suppose au préalable de réfléchir à ce mot, particulièrement flou et englobant. De quoi parle-t-on : d’un marteau ? du téléphone ? du nucléaire ? du numérique ? Le sens du mot technique a d’ailleurs beaucoup évolué : avant le XIXe siècle, il est très peu employé et désigne un procédé propre à un art, comme la technique vocale. Avec l’industrialisation, le mot se répand pour nommer un procédé efficace, de plus en plus synonyme de machine. Ce problème de vocabulaire illustre la difficulté à interroger la notion de technique, pourtant au cœur de la modernité. C’est presque aussi périlleux aujourd’hui que de discuter l’existence de Dieu au XVIIe siècle !

 

Révoltes luddites au début du XIXe siècle, en Angleterre : pour conserver leurs emplois, des ouvriers détruisent les nouveaux métiers à tisser mécaniques.

 

Quand le phénomène des « techno-critiques » a-t-il commencé ?
F. J. : Ce phénomène remonte aux débuts du machinisme, à l’orée du XIXe siècle. Dans le secteur textile, par exemple, l’arrivée des métiers mécaniques a été émaillée de nombreux incidents. Emblématique de cette époque, le mouvement luddite en Angleterre et ses « briseurs de machines » a opposé des artisans tondeurs et tricoteurs aux manufacturiers qui favorisaient l’emploi des machines dans le travail de la laine et du coton. Pour les ouvriers, les nouvelles machines étaient souvent porteuses de misère et de déqualification. Les artisans et gens de métiers étaient également sceptiques face aux innovations promues par les capitaines d’industrie. Ils les jugeaient fragiles, inutilement coûteuses et incapables de réaliser des pièces compliquées et de grande qualité. À cette époque, le machinisme est mis en cause par les socialistes comme par certains milieux conservateurs qui pointent les conditions de travail en usine, le risque d’épuisement des ressources naturelles, la pollution. À l’opposé, un nombre croissant d’ingénieurs et d’économistes libéraux font de la machine un instrument d’émancipation neutre, source du progrès. Ce sont eux qui gagneront la bataille des esprits… jusqu’à ce qu’une guerre ou une crise n’apporte de nouvelles remises en question.

Vous insistez sur le fait que l’implantation de nouvelles techniques est le produit d’une société dans une époque donnée. A posteriori, on trouve évident de voyager en train, mais ce moyen de transport a mis des décennies à s’imposer. Comment ?
F. J. :
La machine à vapeur et la locomotive sont sans nul doute les premières machines emblématiques du progrès technique. Or, à ses débuts, le chemin de fer était un choix incertain et contesté. Il s’agissait d’abord de transporter du charbon et des marchandises, pas des humains. Des ingénieurs trouvaient d’ailleurs cette technique absurde, coûteuse, d’un rendement énergétique faible et qui plus est dangereuse. Ils jugeaient préférable d’améliorer l’état des routes et la navigation intérieure. Pourquoi le chemin de fer s’est-il finalement imposé ? Cela résulte de l’action d’industriels pariant sur le potentiel d’efficacité du ferroviaire et de la machine à vapeur : aller plus vite, produire plus, fonctionner toute l’année en étant affranchi de certaines contraintes naturelles comme les périodes d’étiage. Le chemin de fer accompagne aussi la montée des États nations et le projet de contrôle du territoire ; en créant une multiplicité de contacts entre les hommes, le chemin de fer est censé contribuer à la réalisation du projet kantien de paix perpétuelle. L’État a aussi massivement soutenu le chemin de fer, aux États-Unis, en France comme dans les Empires plus tard, pour unifier les territoires nationaux. Grâce à tous ces investissements, le chemin de fer s’est répandu et perfectionné… et le transport fluvial a été marginalisé. L’histoire montre que les techniques sont des objets sociaux et non des inventions géniales que l’on adopte parce que leurs bienfaits sont évidents ou naturels.

Dans cette caricature de Daumier, le chemin de fer apparaît comme un moyen de transport dangereux et ridicule (1834).

 

Les années 1930 représentent une époque importante pour la critique des techniques…
F. J. : Dès la fin de la Première Guerre mondiale, le lien est fait entre les technologies employées (aviation, mécanique, chimie, etc.) et l’hécatombe de 14-18. En 1919, Paul Valéry écrit que la science a été « déshonorée par la cruauté de ses applications ». Les années 1930 constituent une grande période techno-critique, qui émane plutôt des intellectuels, alors que la crise fait rage et que s’installent des régimes totalitaires. La philosophe française Simone Weil, par exemple, s’inquiète : produire toujours plus, en série, use les capacités humaines et les ressources naturelles… mais pour quels besoins réels ? Des économistes tels John Maynard Keynes s’interrogent sur le phénomène du chômage technologique. À cette époque, de nombreux livres marquants questionnent la modernité technique : Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley, Regards sur le monde actuel (1931) de Paul Valéry ou encore les ouvrages aujourd’hui oubliés de Georges Duhamel.

Les années 1970 marquent un autre réveil des techno-critiques. Que se passe-t-il à cette période ?
F. J. :
Après la Seconde Guerre mondiale, l’urgence est à la reconstruction. La technique, l’informatique notamment, deviennent des instruments de paix et de liberté. Ce n’est qu’à l’occasion d’une nouvelle crise que s’ouvre une nouvelle phase techno-critique dans les années 1970. Pacifistes, antinucléaires, écologistes, tiers-mondistes, critiques de la société de consommation, nombreux sont alors les courants qui y contribuent. Des auteurs comme Jacques Ellul, penseur de la technique, ou Ivan Illich, penseur de l’écologie politique, insistent sur les effets contre-productifs de l’industrialisation. Ce dernier milite pour des « outils conviviaux » contre le « suroutillage » et le gigantisme technicien des centrales nucléaires. On critique le tout-automobile : accidents, pollution, encombrements, individualisme, etc. C’est à ce moment-là aussi qu’apparaît la notion de technoscience pour caractériser le nouveau régime de production des sciences et techniques et son credo qui veut que « tout ce qui est possible doit être tenté ».
 

Manifestants devant un salon automobile dans les années 70, de jeunes américains font un lien entre croissance démographique, augmentation du nombre de voitures et pollution.

 

Aujourd’hui, beaucoup de gens ressentent le besoin de repenser le projet technique de la modernité, son gigantisme et son accélération incessante.

Certains savants ont fait partie du courant des techno-critiques. Pouvez-vous nous donner quelques noms ?
F. J. :
La prise de distance de chercheurs et d’ingénieurs vis-à-vis de la technique est particulièrement frappante contre le nucléaire après 1945. On retrouve parmi eux les physiciens Albert Einstein et Frédéric Joliot-Curie. Des chercheurs ayant participé à l’élaboration de la bombe nucléaire, le mathématicien John Von Neumann y compris, sont traversés de doutes profonds, même s’il est difficile de les exprimer à l’époque. Ce dernier estime que les progrès scientifiques et techniques pourraient mettre l’humanité en péril. Avec un pessimisme certain, Von Neumann constate l’extrême vitalité du système technologique… qu’il semble vain de vouloir freiner ! Alexandre Grothendieck est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. Or il a rompu avec la recherche académique et dénoncé l’alliance entre la recherche et l’industrie pendant la guerre du Vietnam. Il a également créé en 1970 Survivre et Vivre, un mouvement écologiste radical.

Que reste-t-il des techno-critiques aujourd’hui ?
F. J. :
On peut déjà s’interroger sur ce que serait notre monde si personne n’avait jamais mis en doute les bienfaits de la technique ; si personne n’avait œuvré pour retirer du marché certains produits toxiques comme le DDT, cet insecticide utilisé en agriculture et dans la lutte contre le paludisme, ou les chlorofluorocarbures (CFC) à l’origine du trou dans la couche d’ozone. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation paradoxale. À bien des égards, une nouvelle phase techno-critique s’est ouverte. Avec la crise financière et économique, l’épuisement des ressources naturelles, les dégradations de plus en plus visibles de l’environnement… mais aussi avec la montée des inégalités sociales, beaucoup ressentent le besoin de repenser le projet technique de la modernité, son gigantisme et son accélération incessante. L’histoire des techno-critiques remet en perspective certains débats très contemporains. Pour la première fois, on ose aborder la question de la puissance acquise par l’homme, capable de modifier les grands équilibres du globe, d’éteindre ou de modifier des espèces animales, d’artificialiser la vie… Pourtant il reste difficile de contester le consumérisme technologique et la fascination pour les derniers gadgets censés relancer la croissance et résoudre nos problèmes. Et le débat reste encore caricatural entre ceux qui ne jurent que par l’innovation technique et à l’opposé ceux qui voient déjà l’apocalypse arriver…

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À propos

Enseignement de la philosophie des TS1 et TST2S de M. Xavier Moreau au Lycée F. Mitterrand à Moissac